Gargantua et Pantagruel.
Le but de Rabelais dans les quatre livres de son chef-d’œuvre était de divertir le lecteur cultivé au détriment des folies et des exagérations de son temps. S’il donne des leçons, c’est parce que sa vie lui a appris quelque chose sur les maux du monachisme comateux, la supercherie des avocats, la persistance pesante des justiciables et l’ignorance des médecins qui saisissent. Rabelais était un frère aux souvenirs malheureux de son monastère; son père avait gaspillé son argent dans de longs litiges avec un voisin au sujet de certains droits triviaux sur l’eau ; et lui-même gagnait sa vie grâce à la médecine à une époque où la distinction entre médecin et charlatan était très fine. Bien qu’il s’agisse d’un divertissement, Gargantua et Pantagruel sont donc également sérieux. Son récit principal est consacré à un voyage de découverte qui parodie les récits de voyageurs actuels à l’époque de Rabelais. Rabelais commence avec légèreté ; ses voyageurs se contentent de découvrir si Panurge sera cocu s’il se marie. Une douzaine d’oracles ont déjà fait allusion au destin inévitable de Panurge, mais à chaque fois il a motivé leur verdict; et le voyage lui-même fournit un certain nombre d’incidents amusants. Pourtant, comme celle de Don Quichotte, c’est une quête fondamentalement sérieuse dirigée vers un but véritable, la découverte du secret de la vie.
L’intoxication — avec la vie, avec l’apprentissage, avec l’utilisation et l’abus des mots — est l’humeur dominante du livre. Rabelais lui-même fournit le modèle du créateur exubérant. Ses quatre livres constituent une mosaïque astucieuse de parodies savantes, littéraires et scientifiques. On le trouve dans sa forme la plus simple dans le catalogue de la bibliothèque de Saint-Victor, dans la liste des substantifs ou attributs absurdes dont Rabelais se délecte, et dans l’enquête au moyen de lots virgiliens sur la question de l’éventuel cocu de Panurge. Mais à d’autres moments, l’humour est plus compliqué et fonctionne à plusieurs niveaux. La campagne de Gargantua contre le roi Picrochole (livre 1), par exemple, contient des points personnels, historiques, moraux et classiques étroitement liés. Les batailles se déroulent dans le pays d’origine de Rabelais, dans lequel chaque hameau est magnifié en une ville fortifiée. De plus, ils font également référence à la querelle entre Rabelais l’ancien et son voisin. Ils commentent également les événements historiques récents impliquant la France et le Saint-Empire romain germanique, et peuvent même être lus comme de la propagande contre la guerre, ou du moins en faveur d’une conduite plus humaine des hostilités. Sur un autre plan encore, le récit de Rabelais sur cette guerre imaginaire peut être considéré comme une moquerie des historiens classiques : le discours de Gargantua à son ennemi vaincu (livre 1, chapitre 50) fait écho à celui mis dans la bouche de l’empereur romain Trajan par Pline le Jeune.
Malgré ces niveaux de référence complexes, Rabelais n’était pas un écrivain conscient de lui-même; il a fait son livre à partir du contenu désordonné de son esprit. En conséquence, il est mal construit, et les mêmes pensées se répètent dans Gargantua qu’il avait déjà posées dans Pantagruel; la nature d’une éducation idéale, par exemple, est examinée dans les deux livres. De plus, l’action principale de l’histoire, qui découle de la question du mariage prévu de Panurge, ne commence que dans le troisième livre. Le premier, Gargantua, soulève l’énorme contradiction qui a rendu presque impossible l’interprétation du point de vue intellectuel de Rabelais. D’une part, nous avons les festivités grondantes qui célèbrent la naissance particulièrement miraculeuse du géant et le récit « rabelaisien » de ses habitudes enfantines; et d’autre part un plaidoyer pour une éducation éclairée. Encore une fois, le massacre brutal des guerres picrocholines, dans lequel Rabelais se réjouit évidemment, est suivi de la description utopique de Thélème, l’idéal Renaissance d’une communauté civilisée. Pantagruel suit le même schéma avec des variations, introduisant Panurge mais omettant Frère Jean, et mettant Pantagruel à la place de son père, Gargantua. En fait, les personnages ne sont pas fortement individualisés. Ils n’existent que dans ce qu’ils disent, étant autant de voix à travers lesquelles l’auteur parle. Panurge, par exemple, n’a pas de nature cohérente. Pauvre érudit ingénieux et intelligent de Pantagruel, il devient un bouffon crédule dans le troisième livre et un lâche arrangé dans le quatrième.
Les troisième et quatrième livres poursuivent l’histoire de l’enquête et du voyage, et l’invention de Rabelais y est à son apogée. Les deux premiers livres contiennent des incidents proches des fabliaux médiévaux, mais les troisième et quatrième livres sont riches d’un humour nouveau et savant. Rabelais était un écrivain façonné par une tradition, le catholique romain médiéval, dont les sympathies se rattachaient davantage à une autre, la Renaissance ou la Classique. Pourtant, lorsqu’il écrit en louant les nouveaux idéaux humanistes — dans les chapitres sur l’éducation, sur la fondation de Thélème, ou en louant de boire dans la « bouteille sacrée » de l’apprentissage ou de l’illumination — il devient facilement sentencieux. Sa tête est pour le nouvel apprentissage, tandis que sa chair et son cœur appartiennent à l’ancien. C’est dans ses inventions absurdes, terriennes et exubérantes, d’esprit médiéval même lorsqu’elles se moquent des acceptations médiévales, que Rabelais est un grand écrivain, divertissant et sage du monde.
M.A. ScreechJohn Michael CohenThe Éditeurs de l’Encyclopaedia Britannica